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Nationalite Indeterminee
5 mai 2010

Le Chauffeur

1

Je l’ai d’abord rencontrée au solfège. Elle jouait du piano, du violon et de la flûte, disait-elle. C’était sans doute vrai. Il y avait quelque chose de la haute dans son quant à soi, ses habits, son assurance. Comme si elle n’était pas de notre âge, n’avait huit ans et demie qu’en apparence. Nul doute que Corinne Etiemble était une fille de bonne famille. Elle habitait juste à côté de la mairie, un de ces beaux appartements…

En tout cas au solfège Corinne était très bonne. Il n’y aurait eu qu’elle au tableau à répondre aux questions de la prof de musique si celle-ci n’avait pas fait en sorte de laisser les autres parler. Jolie, très brune, de longs cheveux noirs comme jais et retenus par un bandeau. Une peau très blanche, des joues de bébé qui tranchaient avec cette attitude de préadolescente au moins deux années en avance, et pour qui ânonner la musique, c’était bon pour nous, les lents à remuer du reste de la classe.

Un chauffeur venait la chercher dans la rue au volant d’une DS noire neuve. J’appris par la suite que le père de Corinne travaillait directement pour le maire de la ville. Je réussis dans ma douzième année à me faire inviter chez elle en traînant un après-midi sur le parvis devant la maison de la culture et la mairie.

D’habitude, fallait être du voisinage pour se faire inviter dans ce genre d’appart’ du centre ville. Moi, j’habitais près de la gare   de triage et de la prison, une petite rue obscure. Mais bon, par ma conversation je réussissais à faire partie un peu de n’importe quel groupe, au moins le temps que dure une après midi… L’avantage, il n’y avait pas à se faire accepter dans une voiture pour aller chez Corinne, seulement à prendre l’ascenseur avec une vingtaine de filles et de garçons piaillant et virevoltant comme des oiseaux sortis pour la première fois de leur cage. 

Un bel appartement avec de hauts plafonds et de belles fenêtres donnait sur les jardins du centre ville. Et le plus étonnant, c’est que Corinne, à douze ans, avait déjà son studio à part, détaché du grand appartement. Sa propre cuisine et toilettes. Je n’avais jamais connu une créature si précoce. Je crois même me rappeler qu’elle faisait du grec et du latin. Toujours est-il qu’on s’étala partout sur les carpettes et sauta sur les lits, bref, fit autant de bordel que possible. Les mecs de la haute, ils aiment beaucoup déconner et, comment dire, ils en ont les moyens. On mangea et bu tout ce qu’il y avait à boire dans la cuisine super équipée. On se mit à cinq sous les draps tout habillés dans le grand lit. Ce fut une crise de rires pendant des heures. Corinne ne sembla pas s’en plaindre. Tout cela faisait partie d’une bonne boom, et elle tenait à en donner une.

         Néanmoins, elle n’invita que certaines copines et quelques mecs du coin à visiter son studio où, je m’imaginais, devaient se trouver son piano, son violon et sa flûte, ainsi que ses cahiers de grec et de latin…. 

         Après ça, naturellement, je perdis de vue Corinne Etiemble. Nous ne faisions pas partie du même monde.

         D’ailleurs je n’allais plus au solfège, je laissai tomber le piano.



2

J’ai quinze ans et le vendredi soir je traîne dans les quelques boîtes de la ville. Ce soir-là je me retrouve dans une boîte assez zone sur les hauteurs, derrière les falaises… Un bar de carton pâte. La musique est pas terrible, il y a surtout des mecs qui dansent sur la piste, et quelques gonzesses sans âge boudinées dans leurs pantalons trop collants. Très prolo, cette boîte. Me voilà trop habillé, trop minet dans ces parages, je fais tache d’huile. En plus, il est passé minuit et je suis à penser qu’il va me falloir trouver une voiture pour redescendre en ville, ce qui réclame une certaine dextérité. Or les mines patibulaires des types assoiffés qui dansent mal autour de moi ne me disent rien qui vaille.
Et de nul part se présente une fille fardée au possible et sur des hauts talons impossibles qui lui donnent un air de vieille pute alors qu’elle a mon âge, je m’en rends compte aussitôt, et que sous le rimmel et les faux cils elle est aussi jeune que moi. Elle me tourne autour en tirant outrageusement sur son porte-cigarette.
         « T’as changé, alors, t’es devenu minet ? »
         « Qu’est-ce que j’étais avant ? »
Elle s’arrête en face de moi et me regarde dans les yeux.
        « Je sais pas moi, t’avais l’air con… »
On rigole. Elle tire sur sa cigarette et fait celle qui s’époumone. Sous le fard et le rouge à lèvres, je retrouve la peau blanche et tendre de  Corinne Etiemble, sa beauté.
         « Qu’est-ce qu’on s’emmerde ici ! Tu trouves pas ? Les boîtes dans cette ville de merde ! » dit Corinne. «  J’ai ma voiture dehors, si tu veux… On peut continuer en route… »
         « Tout à fait… »

         Le chauffeur allume son moteur et nous regarde du coin de l’œil dans le rétroviseur.
         
« Vas-y, Etienne, fais pas d’histoires, on rentre à la maison, » dit doucement, presque tendrement Corinne à l’endroit d’un homme grisonnant. Etienne pince les lèvres et s’exécute. Non sans manifester de temps en temps un fort soupire d’impuissance devant la situation et non sans exprimer, par ses lèvres pincées et ses regards dans le rétroviseur, un jugement plutôt sévère. Qu’est-ce qui lui donne cette autorité, à ce type, je me demande ?

         La DS du père de Corinne est une limousine de fonction, avec une séparation ou cloison qui fait que le conducteur ne voit que nos têtes quand on se tient bien droit sur la banquette. Mais on peut aussi s’allonger. Corinne s’est assise de telle façon que je fais plus qu’entrevoir son slip entre ses cuisses. Je remarque qu’elle est bien poilue, à l’entrecuisse. C’est tout un acte, son truc, les faux cils et les hauts talons qui l’empêchent presque de marcher. C’est pas mal de se faire conduire. A force de jouer à la femme mature, elle a pris un peu de poids, Corinne. Mais bien sûr, elle peut se permettre, elle est si belle.

          Aussitôt chez elle, je fais celui qui a besoin d’aller aux toilettes. Il se trouve qu’après des heures à se dandiner mes pieds ont tendance à transpirer… Surtout les chaussettes, qui sont un problème et qu’il me faut soit laver soit jeter. Il y aura bien un vasistas, une ouverture quelconque dans ses toilettes par où disposer de mes chaussettes.

          Or il n’y a pas d’ouverture dans les toilettes du studio, et il n’est pas question de m’inviter dans l’appartement proprement dit. Je décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur, enlève les chaussettes, en fais une boule avec mes pantalons, ma veste et mon maillot de corps, sans oublier, tant qu’on y est, mon slip. Quoiqu’il arrive, je suis en centre ville, je peux marcher. Nu comme un ver je sors des toilettes. Et au lieu d’une certaine honte, au lieu de me cacher derrière un meuble ou de me blottir dans un coin de la chambre, je m’étale carrément sur l’édredon… Corinne est en arrêt devant cet abandon…
         « Alors toi ! Pourquoi tourner autour du pot, hein ? »
         « Oui, pourquoi ? »
         Elle me regarde de nouveau dans les yeux… Je ne lui dis rien des années que j’attends ce moment…
         « Attends, j’arrive… Je vais nous préparer un petit quelque chose. »
Je reste étalé, offert au moment suivant. Elle revient en robe de chambre avec un plateau où deux pastis nous attendent et une boule de haschich. Merde, Corinne sait faire les choses…
         « On fait l’amour d’abord, ou après ? »
         « Avant, » dis-je.
         Elle rit. Je me faufile entre son mur de coussins et sous ses draps. Elle m’y retrouve… Qu’elle est agréable au toucher… Le fard, les faux ongles et le rimmel ne jouent plus leur rôle, elle est bien une toute jeune fille dont les joues rougissent… Et qu’elle est chaude !
         « On va pas faire ça comme papa et maman, non ? »
         « Non, bien sûr… »

       Comment autrement ? J’en ai aucune idée. En fait, je n’ai jamais fait l’amour avec une femme. Il y a bien eu toutes sortes de tentatives d’attouchements et de frottements mais jamais ce fut faire l’amour. Je sens que cette fois va être la bonne…

Elle se met de côté, moi entre ses jambes.

         « Tu me retiens, hein ? Tu ne me laisses pas te faire venir plus avant (la façon qu’elle dit cela, je me rappelle qu’elle lit le grec). Jusqu’à ce que tu sois prêt, là tu cèdes, tu donnes tout ce que tu as, tu rentres à fond et tu me fais jouir ! »

          Tant qu’elle parlait, j’étais impressionné et pas capable de bander tout à fait. Mais je dévorai la pomme de ses seins, et je m’approchai de cette chatte fournie d’une épaisse toison brune. Pas de problème, j’étais en état de suivre son jeu. Une fois à l’intérieur, je reste fidèle à ses instructions, me refuse à entrer tout à fait. Reste au bord. Je retiens ses efforts, qui font progresser la chaleur sur ses joues et son ventre, et la rendent moite. Je lui embrasse les seins, puis sous les oreilles, le cou, les épaules, ce qui la fait glousser de plaisir. Pendant ce temps, je malaxe ses bonnes fesses dans mes doigts tout en la bloquant à la taille. Elle halète et se cabre…

          C’est cette chaleur en elle et sur elle qui me fait entrer tout à fait et venir. Cela se passe dans les articulations, qui cèdent et se détendent. Difficile à expliquer mais c’est infiniment mieux que la masturbation. 

          Elle reprend sa respiration.
          « Toi alors ! T’as dû le faire une bonne dizaine de fois ? » « Attends, » je fais celui qui compte sur ses doigts. « Sept, huit fois… »

          Elle se blottit contre mon épaule pendant qu’on fume une cigarette. Puis elle nous prépare une pipe de haschich. Là non plus je n’ai pas beaucoup d’expérience.  Mais, évidemment, je le cache. Je m’arrange pour ne pas fumer autant qu’elle, avalant à peine ce qui me vient dans la bouche. Suffisamment pour me sentir ramollir à vue d’œil, néanmoins. Et qu’une pointe d’angoisse me monte à l’estomac, surtout qu’elle me raconte une histoire à faire grincer des dents. Comme quoi elle aurait été dans un bar à Paris avec un mec. Un type d’une cinquantaine d’années, les moyens… Et il connaît des arabes, et donc ils sont invités dans des bars coupes gorges à Belleville. Et là elle a vu des bagarres au couteau et des putes faire des trucs affreux, comme se mettre des trucs pas possible dans le vagin… des cannettes. C’est tout plein de malfrats qui la regardent, elle, Corinne et qui l’envient au mec. « Et crois-moi, j’y vais attifée que ce serait plus simple de me mettre à poil. »

         Ils en bavent d’envie, de la prendre au mec—« ce sont de jeunes arabes sur les dents, tu imagines ! »—et c’est justement ce qui plait au mec, sinon il ne l’emmènerait pas dans des bars à putes. Celui-ci aime qu’on lui reluque sa meuf… mais qu’on ose seulement la toucher. Corinne s’ébroue et fait celle qui est horrifiée.
          « L’homme est un brutal, » dit Corinne en me regardant.
          « Et ton mec, » dis-je en m’étranglant, « où il est à présent, à Paris ? »

          Elle ne répond pas. Je ne pose pas la question de qui il est ce mec, quoique me brûle les lèvres de le lui demander. Son nom ? Pourquoi un mec si vieux ? Je dis de la voix la plus atone qu’il m’est possible de produire, « et le mec de cinquante ans, est-ce toujours ton mec ? »

           Elle ne répond pas et me toise avec un sourire malin.

           Par peur de la perdre, qu’elle se moque de moi et mon sentimentalisme enfant des couches populaires, je fais l’indifférent, celui qui s’en fout. Elle s’en rend compte. Je devrais la rassurer et lui témoigner mes sentiments. Lui dire que je la trouve jolie, par exemple. Surtout quand au matin elle a retiré ses ongles et son fard. Elle est la même Corinne que j’ai toujours aimée. Qu’il ne devrait pas s’agir entre nous d’une nuit de baise seulement. Mais je ne sais pas comment dire de telles choses. Sans paraître idiot…

            Il y a bien un piano, mais je ne vois ni le violon ni la flûte. Sans doute qu’elle a laissé tomber, comme moi, la musique.

           On peut pas jouer la pute et jouer du violon… A moins que son jeu ne lui prenne pas toute la semaine. Comment irait-elle à l’école habillée comme une pute ?  Elle va à François 1er, le meilleur lycée de la ville, celui où j’étais moi-même avant qu’on ne me mette dans un collège technique où, si je ne reste pas dans la seule filière qui mène à l’université, je finirai vraiment comme un prolo.

           Deux jours plus tard, on se retrouve comme par hasard et sans s’être donné rendez-vous dans un des deux seuls cafés fréquentables du centre ville. Corinne me présente à une copine et deux de ses copains aussi punk qu’elle. De nouveau, j’ai immédiatement la sensation désagréable de faire tache d’huile. Je suis trop habillé minet avec mes pantalons repassés et ma chemise au col dur. Eux, ils arborent le genre déglingué, les pantalons râpés, les blousons de cuir balafrés… N’empêche que Corinne s’approche de moi sur son lit aussitôt que le groupe se retrouve chez elle. Elle me caresse et se montre aussi tendre et attentive à mon égard que jamais.

          Or elle est assise sur la carpette et me remonte les jambes d’une main et ça me chatouille et me met mal à l’aise, surtout en présence des autres… Surtout que dans mes mocassins vernis j’ai des chaussettes qui ont chacune comme un fait exprès un trou au niveau de la cheville et, en fait, s’en vont en morceaux. Ce n’est pas que mes parents n’aient pas les moyens de me payer des chaussettes ; c’est que sans doute c’était la dernière paire avant le lavage de la semaine… Toujours est-il que je ne supporte pas que Corinne, qui me remonte la jambe tendrement, me les expose, ces chaussettes, aux yeux des autres. Je ne lui enlève pas carrément la main, mais forcément, elle s’aperçoit que je ne réponds pas à ses avances, et en est sans doute blessée.

            Après tout, pourquoi est-ce que ce serait tous les jours fête et lendemain dimanche pour les jeunes filles de la haute ? Elles sont facilement abusées par des loufiats. Et les punk, ils manquent sans doute de zest au lit. Ce mec de cinquante ans dont elle parle, qui sait si elle ne l’invente pas ? Elle avait besoin d’un vrai boyfriend, un de son âge…

           Sauf que moi, dans ma connerie, au lieu de faire attention aux sentiments de Corinne, je m’inquiète des trous dans mes chaussettes, et elle me retourne la froideur. Quand le groupe se défait, elle me laisse m’en aller avec les autres sans même me retenir sur le palier pour me dire au revoir.



3

Il se passe encore quelques années pendant lesquelles nos chemins ne se croisent plus. Mais notre ville n’est pas grande et il n’y a qu’une route qui mène à Paris. Or sans y être étudiant à proprement parler puisque n’y ayant pas été reçu, je prends des cours à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et donc, je fais un jour de l’auto-stop sur une bretelle d’autoroute quand une belle DS noire s’arrête.

A l’intérieur, il y a une cloison entre le chauffeur et une femme d’un certain âge, bien mise, assise à côté d’une jeune fille, celle-ci habillée plutôt en hippie, blue-jeans, sandalettes… aucun maquillage et les cheveux noirs de jais en nattes. C’est Corinne…
« Alors ça va ? » dit-elle en se serrant pour me faire de la place et en me tendant les doigts avec un sourire simple et amical.

         Ça ne peut pas l’être car celle-ci est toute neuve et ce n’est plus le même chauffeur avec son air pincé, mais on dirait que c’est exactement la même DS qu’autrefois. La même exacte couleur gris perle des fauteuils en cuir. Près de la portière Madame Etiemble penche la tête en avant pour me considérer et me demande qu’est-ce que j’étudie. Je suis habillé comme un étudiant et porte un cartable plein de livres, la question est naturelle.
« Philosophie, madame. »
« Ça mène à tout, ça… » dit la dame en se voulant sympathique.
« Oui, » j’ajoute. « À condition qu’on… »
«…en sorte… » termine Corinne en riant.

         Il n’y a plus rien d’outré dans son attitude, sa façon d’être est cool et discrète. Elle s’intéresse à moi comme à une curiosité venue d’un autre âge, d’une époque longtemps révolue de sa vie. Elle, elle est en seconde année à HEC, une grande école. Son avenir, à elle, est assuré. Plus que jamais nous n’avons rien à faire ensemble. Et cela devient vite assez clair quand pour passer le temps la mère et la fille me demandent de parler des philosophes qui me passionnent. Sachant que je vais broyer du vide, je me lance néanmoins dans une revue sans intérêt des notions de cause et d’effet dans les systèmes de Descartes, Leibniz et, finalement, Malebranche, mon favori, celui qui disait qu’il n’y a que des causes apparentes—la vraie cause du moindre effet nous échappe—aucun résultat n’est obtenu qu’occasionnellement.

         « Autrement dit, selon Malebranche, on n’y est pour rien, dans ce qui a lieu autour de nous, » dis-je. « Ce qu’on fait ou croit faire n’est jamais qu’un prétexte. » Elles me regardent toutes les deux d’un air de dire, ouais, c’est pas  mal. Peut-être que ça fait pas manger, la philosophie, mais ça ne mange pas de pain non plus, et ça a l’air intéressant.

          Quand la DS me dépose sur le pavé de Paris, Corinne se penche vers moi, me donne une carte de visite, et me chuchote avec quelque chose de son air coquin d’autrefois : « Appelle-moi, peut-être qu’on peut parler philosophie… »

          Mais elle n’y met certainement pas le ton aguicheur qu’elle avait. Ce n’est pas d’une après-midi de baise qu’il s’agit.  Veut-elle m’aider ? Est-ce que je lui ai donné tant que cela l’impression d’avoir besoin d’aide ? 

         Trop fier pour l’appeler, alors que, justement, j’aurais bien besoin des connections d’une jeune femme branchée, je laisse deux semaines s’écouler sans appeler Corinne Etiemble. C’est une erreur car l’effet de surprise est perdu, le plaisir de nous être revus émoussé. Le ton de sa réponse au téléphone me dit que j’ai encore laissé passer ma chance.

          Comme je sens que c’est la dernière fois que je lui parle, finalement je lui pose la question du mec de cinquante ans.

         « C’était qui ? Juste pour savoir…» Je n’ajoute pas combien il m’a obsédé, celui-là. « Ce mec de cinquante ans qui vous emmenait soi-disant dans des bouiboui sur Belleville, c’était pour m’épater, non ? »

          Elle hésite pendant une seconde, comme ne se rappelant plus sur le coup ce qu’elle avait bien pu dire durant une après-midi de débauche à quinze ans. Et à la fois se rappelant très bien de tout ce qui s’était passé alors, mais hésitante sur la question de pourquoi me dire quoique ce soit maintenant. Puis elle dit :

         « Oh ! lui ? C’était Etienne Etiemble, mon père, autrement dit Monsieur l’Adjoint au Maire de la ville alors. Le même homme qui était aussi certains soirs, mon chauffeur. On faisait ça entre nous… nous n’allions pas dans des bouboui sur Belleville, comme vous dites. J’aimais noircir les choses quand j’étais enfant. Au revoir, et j’espère que les choses se clarifieront pour vous.»

         Tandis qu’elle raccroche, je revois Etienne au volant de la DS. Son air pincé, sévère et impuissant… Heureusement, me dis-je, qu’il ne pouvait pas voir sa fille montrant ses poils au premier venu. Non, mais il pouvait entendre, et certainement se douter de notre tripotage sur la banquette arrière. 
          Il voulait entendre, prêtait l’oreille, regardait dans les coins du rétroviseur…
         On faisait ça entre nous. Que voulait-elle dire ?

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