Le Chauffeur
1
Je
l’ai d’abord rencontrée au solfège. Elle jouait du piano, du violon et
de la flûte, disait-elle. C’était sans doute vrai. Il y avait quelque
chose de la haute dans son quant à soi, ses habits, son assurance. Comme
si elle n’était pas de notre âge, n’avait huit ans et demie qu’en
apparence. Nul doute que Corinne Etiemble était une fille de bonne
famille. Elle habitait juste à côté de la mairie, un de ces beaux
appartements…
En tout cas au solfège Corinne était très bonne.
Il n’y aurait eu qu’elle au tableau à répondre aux questions de la prof
de musique si celle-ci n’avait pas fait en sorte de laisser les autres
parler. Jolie, très brune, de longs cheveux noirs comme jais et retenus
par un bandeau. Une peau très blanche, des joues de bébé qui tranchaient
avec cette attitude de préadolescente au moins deux années en avance,
et pour qui ânonner la musique, c’était bon pour nous, les lents à
remuer du reste de la classe.
Un chauffeur venait la chercher
dans la rue au volant d’une DS noire neuve. J’appris par la suite que le
père de Corinne travaillait directement pour le maire de la ville. Je
réussis dans ma douzième année à me faire inviter chez elle en traînant
un après-midi sur le parvis devant la maison de la culture et la mairie.
D’habitude, fallait être du voisinage pour se faire inviter
dans ce genre d’appart’ du centre ville. Moi, j’habitais près de la gare
de triage et de la prison, une petite rue obscure. Mais bon, par ma
conversation je réussissais à faire partie un peu de n’importe quel
groupe, au moins le temps que dure une après midi… L’avantage, il n’y
avait pas à se faire accepter dans une voiture pour aller chez Corinne,
seulement à prendre l’ascenseur avec une vingtaine de filles et de
garçons piaillant et virevoltant comme des oiseaux sortis pour la
première fois de leur cage.
Un bel appartement avec de hauts
plafonds et de belles fenêtres donnait sur les jardins du centre ville.
Et le plus étonnant, c’est que Corinne, à douze ans, avait déjà son
studio à part, détaché du grand appartement. Sa propre cuisine et
toilettes. Je n’avais jamais connu une créature si précoce. Je crois
même me rappeler qu’elle faisait du grec et du latin. Toujours est-il
qu’on s’étala partout sur les carpettes et sauta sur les lits, bref, fit
autant de bordel que possible. Les mecs de la haute, ils aiment
beaucoup déconner et, comment dire, ils en ont les moyens. On mangea et
bu tout ce qu’il y avait à boire dans la cuisine super équipée. On se
mit à cinq sous les draps tout habillés dans le grand lit. Ce fut une
crise de rires pendant des heures. Corinne ne sembla pas s’en plaindre.
Tout cela faisait partie d’une bonne boom, et elle tenait à en donner
une.
Néanmoins, elle n’invita que certaines copines et
quelques mecs du coin à visiter son studio où, je m’imaginais, devaient
se trouver son piano, son violon et sa flûte, ainsi que ses cahiers de
grec et de latin….
Après ça, naturellement, je perdis
de vue Corinne Etiemble. Nous ne faisions pas partie du même monde.
D’ailleurs je n’allais plus au solfège, je laissai tomber le
piano.
2
J’ai quinze ans et le vendredi soir je
traîne dans les quelques boîtes de la ville. Ce soir-là je me retrouve
dans une boîte assez zone sur les hauteurs, derrière les falaises… Un
bar de carton pâte. La musique est pas terrible, il y a surtout des mecs
qui dansent sur la piste, et quelques gonzesses sans âge boudinées dans
leurs pantalons trop collants. Très prolo, cette boîte. Me voilà trop
habillé, trop minet dans ces parages, je fais tache d’huile. En plus, il
est passé minuit et je suis à penser qu’il va me falloir trouver une
voiture pour redescendre en ville, ce qui réclame une certaine
dextérité. Or les mines patibulaires des types assoiffés qui dansent mal
autour de moi ne me disent rien qui vaille.
Et de nul part se
présente une fille fardée au possible et sur des hauts talons
impossibles qui lui donnent un air de vieille pute alors qu’elle a mon
âge, je m’en rends compte aussitôt, et que sous le rimmel et les faux
cils elle est aussi jeune que moi. Elle me tourne autour en tirant
outrageusement sur son porte-cigarette.
« T’as changé,
alors, t’es devenu minet ? »
« Qu’est-ce que j’étais avant ?
»
Elle s’arrête en face de moi et me regarde dans les yeux.
« Je sais pas moi, t’avais l’air con… »
On rigole. Elle tire sur
sa cigarette et fait celle qui s’époumone. Sous le fard et le rouge à
lèvres, je retrouve la peau blanche et tendre de Corinne Etiemble, sa
beauté.
« Qu’est-ce qu’on s’emmerde ici ! Tu trouves pas ?
Les boîtes dans cette ville de merde ! » dit Corinne. « J’ai ma voiture
dehors, si tu veux… On peut continuer en route… »
« Tout à
fait… »
Le chauffeur allume son moteur et nous regarde
du coin de l’œil dans le rétroviseur.
« Vas-y, Etienne,
fais pas d’histoires, on rentre à la maison, » dit doucement, presque
tendrement Corinne à l’endroit d’un homme grisonnant. Etienne pince les
lèvres et s’exécute. Non sans manifester de temps en temps un fort
soupire d’impuissance devant la situation et non sans exprimer, par ses
lèvres pincées et ses regards dans le rétroviseur, un jugement plutôt
sévère. Qu’est-ce qui lui donne cette autorité, à ce type, je me demande
?
La DS du père de Corinne est une limousine de
fonction, avec une séparation ou cloison qui fait que le conducteur ne
voit que nos têtes quand on se tient bien droit sur la banquette. Mais
on peut aussi s’allonger. Corinne s’est assise de telle façon que je
fais plus qu’entrevoir son slip entre ses cuisses. Je remarque qu’elle
est bien poilue, à l’entrecuisse. C’est tout un acte, son truc, les faux
cils et les hauts talons qui l’empêchent presque de marcher. C’est pas
mal de se faire conduire. A force de jouer à la femme mature, elle a
pris un peu de poids, Corinne. Mais bien sûr, elle peut se permettre,
elle est si belle.
Aussitôt chez elle, je fais celui
qui a besoin d’aller aux toilettes. Il se trouve qu’après des heures à
se dandiner mes pieds ont tendance à transpirer… Surtout les
chaussettes, qui sont un problème et qu’il me faut soit laver soit
jeter. Il y aura bien un vasistas, une ouverture quelconque dans ses
toilettes par où disposer de mes chaussettes.
Or il n’y
a pas d’ouverture dans les toilettes du studio, et il n’est pas
question de m’inviter dans l’appartement proprement dit. Je décide de
faire contre mauvaise fortune bon cœur, enlève les chaussettes, en fais
une boule avec mes pantalons, ma veste et mon maillot de corps, sans
oublier, tant qu’on y est, mon slip. Quoiqu’il arrive, je suis en centre
ville, je peux marcher. Nu comme un ver je sors des toilettes. Et au
lieu d’une certaine honte, au lieu de me cacher derrière un meuble ou de
me blottir dans un coin de la chambre, je m’étale carrément sur
l’édredon… Corinne est en arrêt devant cet abandon…
« Alors
toi ! Pourquoi tourner autour du pot, hein ? »
« Oui,
pourquoi ? »
Elle me regarde de nouveau dans les yeux… Je ne
lui dis rien des années que j’attends ce moment…
« Attends,
j’arrive… Je vais nous préparer un petit quelque chose. »
Je reste
étalé, offert au moment suivant. Elle revient en robe de chambre avec un
plateau où deux pastis nous attendent et une boule de haschich. Merde,
Corinne sait faire les choses…
« On fait l’amour d’abord, ou
après ? »
« Avant, » dis-je.
Elle rit. Je me
faufile entre son mur de coussins et sous ses draps. Elle m’y retrouve…
Qu’elle est agréable au toucher… Le fard, les faux ongles et le rimmel
ne jouent plus leur rôle, elle est bien une toute jeune fille dont les
joues rougissent… Et qu’elle est chaude !
« On va pas faire
ça comme papa et maman, non ? »
« Non, bien sûr… »
Comment autrement ? J’en ai aucune idée. En fait, je n’ai jamais
fait l’amour avec une femme. Il y a bien eu toutes sortes de tentatives
d’attouchements et de frottements mais jamais ce fut faire l’amour. Je
sens que cette fois va être la bonne…
Elle se met de côté, moi
entre ses jambes.
« Tu me retiens, hein ? Tu ne me
laisses pas te faire venir plus avant (la façon qu’elle dit cela, je me
rappelle qu’elle lit le grec). Jusqu’à ce que tu sois prêt, là tu cèdes,
tu donnes tout ce que tu as, tu rentres à fond et tu me fais jouir ! »
Tant qu’elle parlait, j’étais impressionné et pas capable de
bander tout à fait. Mais je dévorai la pomme de ses seins, et je
m’approchai de cette chatte fournie d’une épaisse toison brune. Pas de
problème, j’étais en état de suivre son jeu. Une fois à l’intérieur, je
reste fidèle à ses instructions, me refuse à entrer tout à fait. Reste
au bord. Je retiens ses efforts, qui font progresser la chaleur sur ses
joues et son ventre, et la rendent moite. Je lui embrasse les seins,
puis sous les oreilles, le cou, les épaules, ce qui la fait glousser de
plaisir. Pendant ce temps, je malaxe ses bonnes fesses dans mes doigts
tout en la bloquant à la taille. Elle halète et se cabre…
C’est cette chaleur en elle et sur elle qui me fait entrer tout à
fait et venir. Cela se passe dans les articulations, qui cèdent et se
détendent. Difficile à expliquer mais c’est infiniment mieux que la
masturbation.
Elle reprend sa respiration.
« Toi alors ! T’as dû le faire une bonne dizaine de fois ? » «
Attends, » je fais celui qui compte sur ses doigts. « Sept, huit fois… »
Elle se blottit contre mon épaule pendant qu’on fume une
cigarette. Puis elle nous prépare une pipe de haschich. Là non plus je
n’ai pas beaucoup d’expérience. Mais, évidemment, je le cache. Je
m’arrange pour ne pas fumer autant qu’elle, avalant à peine ce qui me
vient dans la bouche. Suffisamment pour me sentir ramollir à vue d’œil,
néanmoins. Et qu’une pointe d’angoisse me monte à l’estomac, surtout
qu’elle me raconte une histoire à faire grincer des dents. Comme quoi
elle aurait été dans un bar à Paris avec un mec. Un type d’une
cinquantaine d’années, les moyens… Et il connaît des arabes, et donc ils
sont invités dans des bars coupes gorges à Belleville. Et là elle a vu
des bagarres au couteau et des putes faire des trucs affreux, comme se
mettre des trucs pas possible dans le vagin… des cannettes. C’est tout
plein de malfrats qui la regardent, elle, Corinne et qui l’envient au
mec. « Et crois-moi, j’y vais attifée que ce serait plus simple de me
mettre à poil. »
Ils en bavent d’envie, de la prendre
au mec—« ce sont de jeunes arabes sur les dents, tu imagines ! »—et
c’est justement ce qui plait au mec, sinon il ne l’emmènerait pas dans
des bars à putes. Celui-ci aime qu’on lui reluque sa meuf… mais qu’on
ose seulement la toucher. Corinne s’ébroue et fait celle qui est
horrifiée.
« L’homme est un brutal, » dit Corinne en me
regardant.
« Et ton mec, » dis-je en m’étranglant, « où il
est à présent, à Paris ? »
Elle ne répond pas. Je ne
pose pas la question de qui il est ce mec, quoique me brûle les lèvres
de le lui demander. Son nom ? Pourquoi un mec si vieux ? Je dis de la
voix la plus atone qu’il m’est possible de produire, « et le mec de
cinquante ans, est-ce toujours ton mec ? »
Elle ne
répond pas et me toise avec un sourire malin.
Par
peur de la perdre, qu’elle se moque de moi et mon sentimentalisme enfant
des couches populaires, je fais l’indifférent, celui qui s’en fout.
Elle s’en rend compte. Je devrais la rassurer et lui témoigner mes
sentiments. Lui dire que je la trouve jolie, par exemple. Surtout quand
au matin elle a retiré ses ongles et son fard. Elle est la même Corinne
que j’ai toujours aimée. Qu’il ne devrait pas s’agir entre nous d’une
nuit de baise seulement. Mais je ne sais pas comment dire de telles
choses. Sans paraître idiot…
Il y a bien un piano,
mais je ne vois ni le violon ni la flûte. Sans doute qu’elle a laissé
tomber, comme moi, la musique.
On peut pas jouer la
pute et jouer du violon… A moins que son jeu ne lui prenne pas toute la
semaine. Comment irait-elle à l’école habillée comme une pute ? Elle va
à François 1er, le meilleur lycée de la ville, celui où j’étais
moi-même avant qu’on ne me mette dans un collège technique où, si je ne
reste pas dans la seule filière qui mène à l’université, je finirai
vraiment comme un prolo.
Deux jours plus tard, on se
retrouve comme par hasard et sans s’être donné rendez-vous dans un des
deux seuls cafés fréquentables du centre ville. Corinne me présente à
une copine et deux de ses copains aussi punk qu’elle. De nouveau, j’ai
immédiatement la sensation désagréable de faire tache d’huile. Je suis
trop habillé minet avec mes pantalons repassés et ma chemise au col dur.
Eux, ils arborent le genre déglingué, les pantalons râpés, les blousons
de cuir balafrés… N’empêche que Corinne s’approche de moi sur son lit
aussitôt que le groupe se retrouve chez elle. Elle me caresse et se
montre aussi tendre et attentive à mon égard que jamais.
Or elle est assise sur la carpette et me remonte les jambes d’une
main et ça me chatouille et me met mal à l’aise, surtout en présence des
autres… Surtout que dans mes mocassins vernis j’ai des chaussettes qui
ont chacune comme un fait exprès un trou au niveau de la cheville et, en
fait, s’en vont en morceaux. Ce n’est pas que mes parents n’aient pas
les moyens de me payer des chaussettes ; c’est que sans doute c’était la
dernière paire avant le lavage de la semaine… Toujours est-il que je ne
supporte pas que Corinne, qui me remonte la jambe tendrement, me les
expose, ces chaussettes, aux yeux des autres. Je ne lui enlève pas
carrément la main, mais forcément, elle s’aperçoit que je ne réponds pas
à ses avances, et en est sans doute blessée.
Après
tout, pourquoi est-ce que ce serait tous les jours fête et lendemain
dimanche pour les jeunes filles de la haute ? Elles sont facilement
abusées par des loufiats. Et les punk, ils manquent sans doute de zest
au lit. Ce mec de cinquante ans dont elle parle, qui sait si elle ne
l’invente pas ? Elle avait besoin d’un vrai boyfriend, un de son âge…
Sauf que moi, dans ma connerie, au lieu de faire attention
aux sentiments de Corinne, je m’inquiète des trous dans mes chaussettes,
et elle me retourne la froideur. Quand le groupe se défait, elle me
laisse m’en aller avec les autres sans même me retenir sur le palier
pour me dire au revoir.
3
Il se passe encore
quelques années pendant lesquelles nos chemins ne se croisent plus. Mais
notre ville n’est pas grande et il n’y a qu’une route qui mène à Paris.
Or sans y être étudiant à proprement parler puisque n’y ayant pas été
reçu, je prends des cours à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm,
et donc, je fais un jour de l’auto-stop sur une bretelle d’autoroute
quand une belle DS noire s’arrête.
A l’intérieur, il y a une
cloison entre le chauffeur et une femme d’un certain âge, bien mise,
assise à côté d’une jeune fille, celle-ci habillée plutôt en hippie,
blue-jeans, sandalettes… aucun maquillage et les cheveux noirs de jais
en nattes. C’est Corinne…
« Alors ça va ? » dit-elle en se serrant
pour me faire de la place et en me tendant les doigts avec un sourire
simple et amical.
Ça ne peut pas l’être car celle-ci est
toute neuve et ce n’est plus le même chauffeur avec son air pincé, mais
on dirait que c’est exactement la même DS qu’autrefois. La même exacte
couleur gris perle des fauteuils en cuir. Près de la portière Madame
Etiemble penche la tête en avant pour me considérer et me demande
qu’est-ce que j’étudie. Je suis habillé comme un étudiant et porte un
cartable plein de livres, la question est naturelle.
« Philosophie,
madame. »
« Ça mène à tout, ça… » dit la dame en se voulant
sympathique.
« Oui, » j’ajoute. « À condition qu’on… »
«…en
sorte… » termine Corinne en riant.
Il n’y a plus rien
d’outré dans son attitude, sa façon d’être est cool et discrète. Elle
s’intéresse à moi comme à une curiosité venue d’un autre âge, d’une
époque longtemps révolue de sa vie. Elle, elle est en seconde année à
HEC, une grande école. Son avenir, à elle, est assuré. Plus que jamais
nous n’avons rien à faire ensemble. Et cela devient vite assez clair
quand pour passer le temps la mère et la fille me demandent de parler
des philosophes qui me passionnent. Sachant que je vais broyer du vide,
je me lance néanmoins dans une revue sans intérêt des notions de cause
et d’effet dans les systèmes de Descartes, Leibniz et, finalement,
Malebranche, mon favori, celui qui disait qu’il n’y a que des causes
apparentes—la vraie cause du moindre effet nous échappe—aucun résultat
n’est obtenu qu’occasionnellement.
« Autrement dit,
selon Malebranche, on n’y est pour rien, dans ce qui a lieu autour de
nous, » dis-je. « Ce qu’on fait ou croit faire n’est jamais qu’un
prétexte. » Elles me regardent toutes les deux d’un air de dire, ouais,
c’est pas mal. Peut-être que ça fait pas manger, la philosophie, mais
ça ne mange pas de pain non plus, et ça a l’air intéressant.
Quand la DS me dépose sur le pavé de Paris, Corinne se penche vers
moi, me donne une carte de visite, et me chuchote avec quelque chose de
son air coquin d’autrefois : « Appelle-moi, peut-être qu’on peut parler
philosophie… »
Mais elle n’y met certainement
pas le ton aguicheur qu’elle avait. Ce n’est pas d’une après-midi de
baise qu’il s’agit. Veut-elle m’aider ? Est-ce que je lui ai donné tant
que cela l’impression d’avoir besoin d’aide ?
Trop
fier pour l’appeler, alors que, justement, j’aurais bien besoin des
connections d’une jeune femme branchée, je laisse deux semaines
s’écouler sans appeler Corinne Etiemble. C’est une erreur car l’effet de
surprise est perdu, le plaisir de nous être revus émoussé. Le ton de sa
réponse au téléphone me dit que j’ai encore laissé passer ma chance.
Comme je sens que c’est la dernière fois que je lui parle,
finalement je lui pose la question du mec de cinquante ans.
« C’était qui ? Juste pour savoir…» Je n’ajoute pas combien il m’a
obsédé, celui-là. « Ce mec de cinquante ans qui vous emmenait soi-disant
dans des bouiboui sur Belleville, c’était pour m’épater, non ? »
Elle hésite pendant une seconde, comme ne se rappelant plus
sur le coup ce qu’elle avait bien pu dire durant une après-midi de
débauche à quinze ans. Et à la fois se rappelant très bien de tout ce
qui s’était passé alors, mais hésitante sur la question de pourquoi me
dire quoique ce soit maintenant. Puis elle dit :
« Oh !
lui ? C’était Etienne Etiemble, mon père, autrement dit Monsieur
l’Adjoint au Maire de la ville alors. Le même homme qui était aussi
certains soirs, mon chauffeur. On faisait ça entre nous… nous n’allions
pas dans des bouboui sur Belleville, comme vous dites. J’aimais noircir
les choses quand j’étais enfant. Au revoir, et j’espère que les choses
se clarifieront pour vous.»
Tandis qu’elle raccroche, je
revois Etienne au volant de la DS. Son air pincé, sévère et impuissant…
Heureusement, me dis-je, qu’il ne pouvait pas voir sa fille montrant
ses poils au premier venu. Non, mais il pouvait entendre, et
certainement se douter de notre tripotage sur la banquette arrière.
Il voulait entendre, prêtait l’oreille, regardait
dans les coins du rétroviseur…
On faisait ça entre nous.
Que voulait-elle dire ?