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Nationalite Indeterminee
5 mai 2010

Johanna


Maintenant que l’Education Nationale envoie Martine toutes les semaines au fin fond des campagnes françaises, certains soirs, j’ai la visite rue Delambre de Johanna, une Américaine qui parle de rentrer bientôt à San Francisco, sa ville natale, en passant par New York, où résident de bonnes amies à elle. Johanna est un être bifide, double. Eduquée et subtile dans ce qu’elle dit ; le visage racé, les épaules teutoniques, un haut front et de beaux yeux bleus froids et nordiques ; elle est cependant déformée par la graisse en bas. C’est un bibendum des fesses aux chevilles, Monsieur Michelin. C’est quelque chose de grotesque à voir de quelque façon qu’elle s’habille (ou ne s’habille pas). « Comment peut-on se laisser aller à être si grosse ? » eut dit ma mère en la voyant. Elle me prendra dans ses bagages, Johanna. Je serai comme un petit toutou fougueux qui s’évertuera à la faire se sentir mieux dans sa peau, lui léchera les mains quand elle sera triste, la consolera au besoin.

Un soir qu’on était saoul car elle avait décidé de m’introduire au single malt de quinze ans d’âge, une fureur aux Etats-Unis, on s’est dénudés dans la chambre de Martine sur fond musical des Cantates de Jean Sébastien Bach pour purifier l’atmosphère. Et puis j’ai bien essayé de faire mon devoir et de la monter, mais ce ne fut pas facile avec une telle grosse. On a rigolé et joué comme une paire d’orphelins, deux grands enfants en exil. Je l’ai chevauchée sur la carpette et sous la tente des draps. A la fin je me suis introduis quelque part en elle et je l’ai sentie transpirer un bon coup.

Sans être riche, Johanna est une expatriée qui vit d’un héritage produisant un chèque rondelet en fin de mois. Elle n’a pas besoin de travailler. Mais la somme qu’elle reçoit ne lui convient pas. Elle déprime et se plaint de manquer d’énergie pour faire quelque chose de sérieux, précisément à cause de l’argent. « Ça me coupe toute envie, I don’t do anything seriously, I lack the nerve. » Elle rigole et tire nerveusement sur sa cigarette en envoyant la fumée du coin de la bouche pour éviter de vous l’envoyer au visage. « On ne devrait pas faire ça chez Martine, pas dans son lit, » dit-elle quand elle est sobre.  Je réponds : « il n’y a pas d’autre lit, ici. » Et je m’aperçois une fois de plus que je n’ai rien à moi, ici, des livres sur des étagères et quelques chaussettes, et des cravates qui se sont montrées plutôt inutiles. On dit que c’est plus relax le monde du travail en Amérique. Les cravates, les disques et tous les livres resteront ici.

J’ajoute pour énerver Johanna : «  La prochaine fois on ira à l’hôtel ! » Johanna fait semblant de ne pas entendre ; elle a horreur des hôtels, où elle passe sa vie: « Having sex with you at your girlfriend’s, and in her bed on top, that’s not serious! You should be ashamed! »

Oui, je devrais avoir honte. Mais je n’ai pas honte. Martine et moi, nous savons bien que, depuis qu’elle a obtenu le concours que j’ai raté, c’est fini. Il n’y a pas d’avenir pour moi en France. Je ne fais que prolonger la déroute. Il faut que je parte.

Mais d’ailleurs, regardez qui parle, Johanna n’a pas honte non plus ; au contraire, elle raffole de ça, se vautrer dans le lit d’une Française, d’une Parisienne— sans doute parce que ce n’est pas sérieux, et qu’elle et moi, ça ne compte pas.  Ça ne porte pas à conséquence. Johanna sait très bien que je l’utilise, elle n’est pas idiote. Le sexe entre nous n’est pas une question d’amour. Est-ce même du désir ? Est-ce même du sexe ? Non, c’est une méthode.  Elle a du mal à se voir intégrée, disons, par le milieu ambiant français, surtout du fait qu’elle ne travaille pas. Malgré son argent, ou peut-être à cause de son argent, elle a peu d’amis français. Oh ! elle peut fréquenter sans fin parmi les cercles d’expatriés du plus beau monde. Mais est-ce pour cela qu’elle habite Paris ?

Et quant à moi, j’apprends deux choses essentielles avec Johanna : l’anglais ; et ce à quoi nous ressemblons, nous autres Français, vus de l’extérieur. Comme Paris est intéressant décrit par un étranger ! Je lui lis à haute voix des passages du jeune Hemingway à Paris, A Moveable Feast, et on en discute. Je lui pose des questions sur l’Amérique. En quoi les choses sont-elles différentes là-bas. Le sont-elles ? Johanna entretient le projet d’enseigner l’anglais aux émigrants quand elle rentrera aux Etats-Unis. De quoi arrondir ses fins de mois. Cette idée lui vient de mon nouveau travail, que j’ai obtenu d’ailleurs grâce à ses connections. Je remplace le French teacher à l’Eglise Américaine sur le Quai d’Orsay—Alain Lecompte, un homme qui a bourlingué.  Il part quinze jours invité par des clients à Washington D.C.. Il m’a laissé ses classes sans même me connaître. Il y a un tel défilé de clients américains que ça n’a aucune importance si je suis ou on non un professeur chevronné. D’après Johanna, Alain se débrouille plutôt bien. Il vit à Pigalle avec une ex-cliente, une Américaine. Il ne dépend pas de l’Education Nationale, lui. Un type qui a tout juste le Certificat d’Etudes. Il voyage aux frais de la princesse précédé de sa notoriété dans l’enseignement de la seconde langue et aidé par cet accent populaire français irrésistible dans les oreilles des étrangers. Parler le français d’une classe ouvrière française en voie de disparition, ça se vend bien à l’étranger. On le reçoit dans des villas, Alain… Un fois c’est Naples, Sorrento ou Amalfi ; l’autre c’est New York. Pas d’impôt. Il m’a donné le conseil de me faire toujours payer cash ; et en cours privé, de demander le maximum, ça inspire confiance. Pourquoi est-ce que j’ai tant ramé, et pendant tant d’années ? Comment se fait-il que parmi mes semblables, tous les diplômés sans spécialisation sur la place de Paris, personne d’autre ne soit déjà dans la place ? Qu’il n’y ait pas déjà la queue autour du pâté de maisons ? On n’y pense pas, aux étrangers.

Me voilà vautré dans les fauteuils mous de l’Eglise Américaine à répéter la prononciation correcte de syllabes élémentaires comme « on, » « en » et « oin »… Le verbe avoir et le verbe être au présent, au passé composé, à l’imparfait et au subjonctif. Ce n’est pas plus sorcier que ça. Je pioche mon J. Dubois et G. Jouannon, Grammaire et Exercices de Français, Classes de la Sixième à la Troisième et je me sens d’attaque. Six heures par semaine de travail à mon actif. 

Et ce n’est qu’un début. Moi qui n’ai aucun entre gens d’ordinaire, voici que mon calepin se remplit d’adresses de Vancouver à St Louis, Pittsburgh, Philadelphie. J’ai parmi mes clients potentiels des hommes d’affaires à qui je n’aurais pas hier rêvé de serrer la pince ; des ingénieurs cybernéticiens du M.I.T. ; des femmes d’hommes d’affaires qui dépriment seules dans leur hôtel trois étoiles avec les enfants et la nounou; et même un docteur psychiatre, Nathan Frank, qui aime bien parler de Freud en français après la prononciation. Le très grand, très gros et proportionnellement, apparemment, très riche Nathan Frank est en train de devenir mon ami. Je n’ai pas eu besoin de le travailler diplomatiquement au corps après une revue des pronoms « y » et « en »—et une pointe qui l’a impressionné du côté du « ne » explétif, comme dans « Je crains qu’il ne vienne ». Il m’a invité à venir chez lui dans le 7ème Arrondissement. Ma patronne, la vieille Américaine Miss Ruth, se garde deux tiers des émoluments quand les cours ont lieu à l’Eglise. Faire attention, celle-là m’observe avant et après les sessions.

Je dois avoir un plan B, comme on dit. Johanna hésite. Un jour, elle se trouve une raison irrésistible de rentrer. Un autre jour, une autre. « I want to teach English to foreigners like you teach French to Americans, dit-elle. Je peux enseigner l’anglais n’importe où, non ? C’est pas comme diriger un hôtel dans le Maine et griller des homards for the happy few ! » Ceci était son idée la semaine dernière encore, acheter une maison dans le Maine et l’auto financer en s’en servant comme bed and breakfast. On l’imagine bien derrière ses fourneaux, à déguster les écrevisses et mettre ses doigts dans la sauce tartare… Servir les tables et faire les lits par contre, se mettre à quatre pattes et nettoyer derrière les clients, j’en doute.

Homme ou femme, il suffirait qu’elle s’entiche de quelqu’un en France pour qu’elle ne songe plus à revenir.

Johanna a un accent délicieux quand elle parle français. Et un accent plus délicieux encore quand elle parle anglais.  Quelque chose d’ancien… une bonne éducation à Berkeley. Je crains pour mon plan d’évasion, cependant, car elle n’a pas de backbone, de colonne vertébrale. Son esprit, comme son corps, est indécis et flou. Sauf quand il s’agit de jouir, là elle s’y entend. Elle mange toujours du meilleur et ne boit pas moins. Elle a un beau visage de Danoise ou d’Allemande. Front haut, des yeux clairs, la mâchoire angulaire. Ses grands parents étaient scandinaves. Ils sont partis de Copenhague dans un cargo, billets de troisième classe. A la génération suivante, onze enfants et leurs baluchons voyagèrent dans la Cadillac supersize 1960, de New York jusqu’en Californie. Le père a débuté dans la réparation de postes radio à domicile, et puis il est devenu riche du jour au lendemain en achetant des lopins de terre dans le désert. Ce bas du corps déformé par la graisse, est-ce depuis que ses parents sont morts et qu’elle a touché sa part d’héritage ? Johanna me montre des photos. Elle n’était pas une enfant gloutonne avant, mais une jolie fille heureuse, espiègle et mince. Elle ne reçoit pas beaucoup d’amour, étant si grosse. Je lui rends service. N’ayant pas tant que cela envie d’y être, j’ai du mal à rester en elle. Je viens un peu trop vite, ce dont elle ne m’accuse pas. Elle n’oserait pas se plaindre. Parmi ses quelques connaissances locales et internationales, il y a bien des gens sympathiques, mais ce sont des sérieux (pas des faignants inutiles et cyniques comme moi). Je suis son seul compagnon de gloutonnerie. Avec moi, elle s’amuse.

Et je m’amuse aussi. Sauf que d’un autre côté—n’y a-t-il pas toujours un autre côté chez les individus ?—elle a cette grimace protestante lorsqu’elle est en colère. Elle monte sur ses ergots. Un sens de l’étiquette ridicule, et il me semble à moi, passé. Elle pense que dans les endroits bien il faut se bien comporter. Ne pas mettre les coudes sur la table. « Tu ne respectes rien, Julien. T’as l’air d’un Texan débraillé ! » me dit-elle aussitôt que je me laisse aller à m’étendre un peu sur la banquette de la Closerie des Lilas après les cocktails. Les gens du sud des Etats-Unis sont considérés par ceux du nord, dont Johanna, comme mildly stupid, de doux idiots. Je ne crois pas que je ressemblerai à un vacher Texan… Jamais. Seulement ma philosophie c’est que, quand il s’agit de s’éclater, pourquoi se restreindre ? Pourquoi se croire obligé d’épouser le style guindé de l’endroit ? La moitié du plaisir de boire n’est-il pas dans la détente et comme l’abandon de soi ?

Elle fume trop Johanna, cela me retire jusqu’au moindre désir de l’embrasser sur la bouche. Des cheveux blonds coupés à la garçonne battent son front. Son regard métallique se concentre sur vous d’un air critique quand elle pompe goulûment sur sa cigarette en retenant un sourire de hauteur. Elle vient de décider la date de notre voyage jusqu’à San Francisco. Ça y est, Johanna ne reviendra pas sur cette décision. Une amie d’enfance à elle l’attend dans Londres pour l’accompagner jusqu’à San Francisco, en passant par New York, où elle sera reçue par une activiste du Women Liberation Movement qui a été à Berkeley avec elle et qui habite en haut d’une tour sur la fameuse 57th Street. Je peux accrocher mon wagon et être reçu à droite et à gauche si je sais me comporter, dit Johanna. Par ailleurs, Johanna a appris que Delta Airlines offre cet été un passe au rabais pour les étudiants européens qui acceptent de voyager en stand by. J’ai bien fait de garder ma vieille carte d’étudiant.

Mais est-ce que je veux me mettre dans un guêpier de féministes activistes ? Est-ce que je saurai même comment me comporter dans un milieu de  riches féministes activistes ? « La 57th Street , n’arrête pas de dire Johanna, that’s money, even if it’s a hole in the wall where she lives, même si c’est un placard sur la rue au rez-de-chaussée, c’est de l’argent. »

Johanna n’est pas vulgaire, assise. Au contraire, elle fait très classe. Visibles ou invisibles, n’avons-nous pas tous de graves défauts ? Grosse Johanna, j’aime le bout de tes tétons extensibles et je ne suis pas sans partager tes goûts de luxe. Moi, le Français encore jeune et pimpant, et son Américaine dans la trentaine qui commande du caviar et un deuxième verre de champagne en début d’après-midi de semaine, on aimerait produire notre effet, qu’on nous regarde, nous prenne pour ce que nous ne sommes pas. Johanna a mis son collier de perles patinées par l’âge sur son corsage blanc. J’ai ma veste Hechter et les mocassins fins achetés au Carreau du Temple. Mais les serveurs de la Closerie en ont vu d’autres et ils s’en foutent. Personne ne nous remarque. Nous ne sommes pas des stars de la télé ou du ciné, pas même de la littérature.

Après, forcément, on monte chez moi—enfin, je veux dire, chez Martine. Est-ce que partir justifie tous les moyens ? Parfois, oui, j’ai honte. Mais je n’en fais pas moins ce qu’il faut pour partir.

Voilà. Je viens d’acheter le billet d’avion pour Londres.  C’est comme si j’étais déjà parti. Et quand j’aurai le passe en stand by dans la poche, je ne serai plus considéré français mais européen.

L’employée à l’agence de voyage Bld Montparnasse m’a lancé un regard d’envie, puis elle s’est renfrognée et j’ai pu constater du vague à l’âme dans son regard perdu. Elle m’a donné le conseil d’acheter un aller-retour. Cela calmera les soupçons à la douane des aéroports.

« Vous n’êtes pas le seul, Monsieur, à passer par Londres pour atteindre l’Amérique et n’en jamais plus revenir… »

Bien sûr, ce serait plus grandiose et, comment dire, plus courageux, de partir seul et par mes propres moyens, mais que voulez-vous, on fait ce qu’on peut.

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