Johanna
Maintenant que l’Education Nationale envoie Martine
toutes les semaines au fin fond des campagnes françaises, certains
soirs, j’ai la visite rue Delambre de Johanna, une Américaine qui parle
de rentrer bientôt à San Francisco, sa ville natale, en passant par New
York, où résident de bonnes amies à elle. Johanna est un être bifide,
double. Eduquée et subtile dans ce qu’elle dit ; le visage racé, les
épaules teutoniques, un haut front et de beaux yeux bleus froids et
nordiques ; elle est cependant déformée par la graisse en bas. C’est un
bibendum des fesses aux chevilles, Monsieur Michelin. C’est quelque
chose de grotesque à voir de quelque façon qu’elle s’habille (ou ne
s’habille pas). « Comment peut-on se laisser aller à être si grosse ? »
eut dit ma mère en la voyant. Elle me prendra dans ses bagages, Johanna.
Je serai comme un petit toutou fougueux qui s’évertuera à la faire se
sentir mieux dans sa peau, lui léchera les mains quand elle sera triste,
la consolera au besoin.
Un soir qu’on était saoul car elle
avait décidé de m’introduire au single malt de quinze ans d’âge, une
fureur aux Etats-Unis, on s’est dénudés dans la chambre de Martine sur
fond musical des Cantates de Jean Sébastien Bach pour purifier
l’atmosphère. Et puis j’ai bien essayé de faire mon devoir et de la
monter, mais ce ne fut pas facile avec une telle grosse. On a rigolé et
joué comme une paire d’orphelins, deux grands enfants en exil. Je l’ai
chevauchée sur la carpette et sous la tente des draps. A la fin je me
suis introduis quelque part en elle et je l’ai sentie transpirer un bon
coup.
Sans être riche, Johanna est une expatriée qui vit d’un
héritage produisant un chèque rondelet en fin de mois. Elle n’a pas
besoin de travailler. Mais la somme qu’elle reçoit ne lui convient pas.
Elle déprime et se plaint de manquer d’énergie pour faire quelque chose
de sérieux, précisément à cause de l’argent. « Ça me coupe toute envie, I
don’t do anything seriously, I lack the nerve. » Elle rigole et tire
nerveusement sur sa cigarette en envoyant la fumée du coin de la bouche
pour éviter de vous l’envoyer au visage. « On ne devrait pas faire ça
chez Martine, pas dans son lit, » dit-elle quand elle est sobre. Je
réponds : « il n’y a pas d’autre lit, ici. » Et je m’aperçois une fois
de plus que je n’ai rien à moi, ici, des livres sur des étagères et
quelques chaussettes, et des cravates qui se sont montrées plutôt
inutiles. On dit que c’est plus relax le monde du travail en Amérique.
Les cravates, les disques et tous les livres resteront ici.
J’ajoute
pour énerver Johanna : « La prochaine fois on ira à l’hôtel ! »
Johanna fait semblant de ne pas entendre ; elle a horreur des hôtels, où
elle passe sa vie: « Having sex with you at your girlfriend’s, and in
her bed on top, that’s not serious! You should be ashamed! »
Oui,
je devrais avoir honte. Mais je n’ai pas honte. Martine et moi, nous
savons bien que, depuis qu’elle a obtenu le concours que j’ai raté,
c’est fini. Il n’y a pas d’avenir pour moi en France. Je ne fais que
prolonger la déroute. Il faut que je parte.
Mais d’ailleurs,
regardez qui parle, Johanna n’a pas honte non plus ; au contraire, elle
raffole de ça, se vautrer dans le lit d’une Française, d’une Parisienne—
sans doute parce que ce n’est pas sérieux, et qu’elle et moi, ça ne
compte pas. Ça ne porte pas à conséquence. Johanna sait très bien que
je l’utilise, elle n’est pas idiote. Le sexe entre nous n’est pas une
question d’amour. Est-ce même du désir ? Est-ce même du sexe ? Non,
c’est une méthode. Elle a du mal à se voir intégrée, disons, par le
milieu ambiant français, surtout du fait qu’elle ne travaille pas.
Malgré son argent, ou peut-être à cause de son argent, elle a peu d’amis
français. Oh ! elle peut fréquenter sans fin parmi les cercles
d’expatriés du plus beau monde. Mais est-ce pour cela qu’elle habite
Paris ?
Et quant à moi, j’apprends deux choses essentielles avec
Johanna : l’anglais ; et ce à quoi nous ressemblons, nous autres
Français, vus de l’extérieur. Comme Paris est intéressant décrit par un
étranger ! Je lui lis à haute voix des passages du jeune Hemingway à
Paris, A Moveable Feast, et on en discute. Je lui pose des
questions sur l’Amérique. En quoi les choses sont-elles différentes
là-bas. Le sont-elles ? Johanna entretient le projet d’enseigner
l’anglais aux émigrants quand elle rentrera aux Etats-Unis. De quoi
arrondir ses fins de mois. Cette idée lui vient de mon nouveau travail,
que j’ai obtenu d’ailleurs grâce à ses connections. Je remplace le
French teacher à l’Eglise Américaine sur le Quai d’Orsay—Alain Lecompte,
un homme qui a bourlingué. Il part quinze jours invité par des clients
à Washington D.C.. Il m’a laissé ses classes sans même me connaître. Il
y a un tel défilé de clients américains que ça n’a aucune importance si
je suis ou on non un professeur chevronné. D’après Johanna, Alain se
débrouille plutôt bien. Il vit à Pigalle avec une ex-cliente, une
Américaine. Il ne dépend pas de l’Education Nationale, lui. Un type qui a
tout juste le Certificat d’Etudes. Il voyage aux frais de la princesse
précédé de sa notoriété dans l’enseignement de la seconde langue et aidé
par cet accent populaire français irrésistible dans les oreilles des
étrangers. Parler le français d’une classe ouvrière française en voie de
disparition, ça se vend bien à l’étranger. On le reçoit dans des
villas, Alain… Un fois c’est Naples, Sorrento ou Amalfi ; l’autre c’est
New York. Pas d’impôt. Il m’a donné le conseil de me faire toujours
payer cash ; et en cours privé, de demander le maximum, ça inspire
confiance. Pourquoi est-ce que j’ai tant ramé, et pendant tant d’années ?
Comment se fait-il que parmi mes semblables, tous les diplômés sans
spécialisation sur la place de Paris, personne d’autre ne soit déjà dans
la place ? Qu’il n’y ait pas déjà la queue autour du pâté de maisons ?
On n’y pense pas, aux étrangers.
Me voilà vautré dans les
fauteuils mous de l’Eglise Américaine à répéter la prononciation
correcte de syllabes élémentaires comme « on, » « en » et « oin »… Le
verbe avoir et le verbe être au présent, au passé composé, à l’imparfait
et au subjonctif. Ce n’est pas plus sorcier que ça. Je pioche mon J.
Dubois et G. Jouannon, Grammaire et Exercices de Français, Classes
de la Sixième à la Troisième et je me sens d’attaque. Six heures
par semaine de travail à mon actif.
Et ce n’est qu’un début.
Moi qui n’ai aucun entre gens d’ordinaire, voici que mon calepin se
remplit d’adresses de Vancouver à St Louis, Pittsburgh, Philadelphie.
J’ai parmi mes clients potentiels des hommes d’affaires à qui je
n’aurais pas hier rêvé de serrer la pince ; des ingénieurs
cybernéticiens du M.I.T. ; des femmes d’hommes d’affaires qui dépriment
seules dans leur hôtel trois étoiles avec les enfants et la nounou; et
même un docteur psychiatre, Nathan Frank, qui aime bien parler de Freud
en français après la prononciation. Le très grand, très gros et
proportionnellement, apparemment, très riche Nathan Frank est en train
de devenir mon ami. Je n’ai pas eu besoin de le travailler
diplomatiquement au corps après une revue des pronoms « y » et « en »—et
une pointe qui l’a impressionné du côté du « ne » explétif, comme dans «
Je crains qu’il ne vienne ». Il m’a invité à venir chez lui dans le
7ème Arrondissement. Ma patronne, la vieille Américaine Miss Ruth, se
garde deux tiers des émoluments quand les cours ont lieu à l’Eglise.
Faire attention, celle-là m’observe avant et après les sessions.
Je
dois avoir un plan B, comme on dit. Johanna hésite. Un jour, elle se
trouve une raison irrésistible de rentrer. Un autre jour, une autre. « I
want to teach English to foreigners like you teach French to Americans,
dit-elle. Je peux enseigner l’anglais n’importe où, non ? C’est pas
comme diriger un hôtel dans le Maine et griller des homards for the
happy few ! » Ceci était son idée la semaine dernière encore, acheter
une maison dans le Maine et l’auto financer en s’en servant comme bed
and breakfast. On l’imagine bien derrière ses fourneaux, à déguster les
écrevisses et mettre ses doigts dans la sauce tartare… Servir les tables
et faire les lits par contre, se mettre à quatre pattes et nettoyer
derrière les clients, j’en doute.
Homme ou femme, il suffirait
qu’elle s’entiche de quelqu’un en France pour qu’elle ne songe plus à
revenir.
Johanna a un accent délicieux quand elle parle français.
Et un accent plus délicieux encore quand elle parle anglais. Quelque
chose d’ancien… une bonne éducation à Berkeley. Je crains pour mon plan
d’évasion, cependant, car elle n’a pas de backbone, de colonne
vertébrale. Son esprit, comme son corps, est indécis et flou. Sauf quand
il s’agit de jouir, là elle s’y entend. Elle mange toujours du meilleur
et ne boit pas moins. Elle a un beau visage de Danoise ou d’Allemande.
Front haut, des yeux clairs, la mâchoire angulaire. Ses grands parents
étaient scandinaves. Ils sont partis de Copenhague dans un cargo,
billets de troisième classe. A la génération suivante, onze enfants et
leurs baluchons voyagèrent dans la Cadillac supersize 1960, de New York
jusqu’en Californie. Le père a débuté dans la réparation de postes radio
à domicile, et puis il est devenu riche du jour au lendemain en
achetant des lopins de terre dans le désert. Ce bas du corps déformé par
la graisse, est-ce depuis que ses parents sont morts et qu’elle a
touché sa part d’héritage ? Johanna me montre des photos. Elle n’était
pas une enfant gloutonne avant, mais une jolie fille heureuse, espiègle
et mince. Elle ne reçoit pas beaucoup d’amour, étant si grosse. Je lui
rends service. N’ayant pas tant que cela envie d’y être, j’ai du mal à
rester en elle. Je viens un peu trop vite, ce dont elle ne m’accuse pas.
Elle n’oserait pas se plaindre. Parmi ses quelques connaissances
locales et internationales, il y a bien des gens sympathiques, mais ce
sont des sérieux (pas des faignants inutiles et cyniques comme moi). Je
suis son seul compagnon de gloutonnerie. Avec moi, elle s’amuse.
Et
je m’amuse aussi. Sauf que d’un autre côté—n’y a-t-il pas toujours un
autre côté chez les individus ?—elle a cette grimace protestante
lorsqu’elle est en colère. Elle monte sur ses ergots. Un sens de
l’étiquette ridicule, et il me semble à moi, passé. Elle pense que dans
les endroits bien il faut se bien comporter. Ne pas mettre les coudes
sur la table. « Tu ne respectes rien, Julien. T’as l’air d’un Texan
débraillé ! » me dit-elle aussitôt que je me laisse aller à m’étendre un
peu sur la banquette de la Closerie des Lilas après les cocktails. Les
gens du sud des Etats-Unis sont considérés par ceux du nord, dont
Johanna, comme mildly stupid, de doux idiots. Je ne crois pas que je
ressemblerai à un vacher Texan… Jamais. Seulement ma philosophie c’est
que, quand il s’agit de s’éclater, pourquoi se restreindre ? Pourquoi se
croire obligé d’épouser le style guindé de l’endroit ? La moitié du
plaisir de boire n’est-il pas dans la détente et comme l’abandon de soi ?
Elle fume trop Johanna, cela me retire jusqu’au moindre désir
de l’embrasser sur la bouche. Des cheveux blonds coupés à la garçonne
battent son front. Son regard métallique se concentre sur vous d’un air
critique quand elle pompe goulûment sur sa cigarette en retenant un
sourire de hauteur. Elle vient de décider la date de notre voyage
jusqu’à San Francisco. Ça y est, Johanna ne reviendra pas sur cette
décision. Une amie d’enfance à elle l’attend dans Londres pour
l’accompagner jusqu’à San Francisco, en passant par New York, où elle
sera reçue par une activiste du Women Liberation Movement qui a été à
Berkeley avec elle et qui habite en haut d’une tour sur la fameuse 57th
Street. Je peux accrocher mon wagon et être reçu à droite et à gauche si
je sais me comporter, dit Johanna. Par ailleurs, Johanna a appris que
Delta Airlines offre cet été un passe au rabais pour les étudiants
européens qui acceptent de voyager en stand by. J’ai bien fait de garder
ma vieille carte d’étudiant.
Mais est-ce que je veux me mettre
dans un guêpier de féministes activistes ? Est-ce que je saurai même
comment me comporter dans un milieu de riches féministes activistes ? «
La 57th Street , n’arrête pas de dire Johanna, that’s money, even if
it’s a hole in the wall where she lives, même si c’est un placard sur la
rue au rez-de-chaussée, c’est de l’argent. »
Johanna n’est pas
vulgaire, assise. Au contraire, elle fait très classe. Visibles ou
invisibles, n’avons-nous pas tous de graves défauts ? Grosse Johanna,
j’aime le bout de tes tétons extensibles et je ne suis pas sans partager
tes goûts de luxe. Moi, le Français encore jeune et pimpant, et son
Américaine dans la trentaine qui commande du caviar et un deuxième verre
de champagne en début d’après-midi de semaine, on aimerait produire
notre effet, qu’on nous regarde, nous prenne pour ce que nous ne sommes
pas. Johanna a mis son collier de perles patinées par l’âge sur son
corsage blanc. J’ai ma veste Hechter et les mocassins fins achetés au
Carreau du Temple. Mais les serveurs de la Closerie en ont vu d’autres
et ils s’en foutent. Personne ne nous remarque. Nous ne sommes pas des
stars de la télé ou du ciné, pas même de la littérature.
Après,
forcément, on monte chez moi—enfin, je veux dire, chez Martine. Est-ce
que partir justifie tous les moyens ? Parfois, oui, j’ai honte. Mais je
n’en fais pas moins ce qu’il faut pour partir.
Voilà. Je viens
d’acheter le billet d’avion pour Londres. C’est comme si j’étais déjà
parti. Et quand j’aurai le passe en stand by dans la poche, je ne serai
plus considéré français mais européen.
L’employée à l’agence de
voyage Bld Montparnasse m’a lancé un regard d’envie, puis elle s’est
renfrognée et j’ai pu constater du vague à l’âme dans son regard perdu.
Elle m’a donné le conseil d’acheter un aller-retour. Cela calmera les
soupçons à la douane des aéroports.
« Vous n’êtes pas le seul,
Monsieur, à passer par Londres pour atteindre l’Amérique et n’en jamais
plus revenir… »
Bien sûr, ce serait plus grandiose et, comment
dire, plus courageux, de partir seul et par mes propres moyens, mais que
voulez-vous, on fait ce qu’on peut.