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Nationalite Indeterminee
5 mai 2010

LES TRAINS DU DIMANCHE

Les Trains du Dimanche

Je suis né à la conscience sous le toit pentu de la soupente du sixième où mes parents dormaient un étage au-dessus de chez grand-mère Renée. Dès que je fus un peu plus grand, on me descendit d’un étage pour dormir avec la vieille femme, et je me suis mis à réfléchir. C’est elle qui dirigeait les opérations à partir de son grand lit de merisier sombre. Cette habilité, à y mieux regarder, ne venait pas d’une de ses qualités intrinsèques, mais du fait qu’elle était une Frumm par ses liens de veuvage avec Joseph, le grand-père que je n’ai jamais connu car il avait disparu longtemps avant ma naissance dans une catastrophe historique, cosmique, universelle si on veut, quoique à la fois microscopique et sans importance puisque de lui il n’était jamais question. On pouvait faire, on avait toujours pu faire sans lui de chair et d’os. C’était comme s’il n’avait jamais été qu’absent. Pas trace chez Renée de Joseph Frumm, à part la photo couleur tabac qui trônait au-dessus du grand lit de merisier sombre. Là, il apparaissait dans une pose qui lui donnait un air de dignité d’un autre âge à cause de ses moustaches compassées, son col haut, sa calvitie, et cet air éternellement étonné et innocent. À part l’ovale de sa photo, donc, pas de trace de Joseph si ce n’est une relative opulence entourant Renée. Même à cinq ans, je sais, je comprends sans le dire ainsi ce que cela veut dire le fait que la pension que grand-mère reçoit chaque fin de mois des Allemands soit indexée sur le coût de la vie. Les choses, les appartements, j’allais presque dire les gens qu’elle possède… oui, elle a toujours eu des choses, cette grand-mère. Il paraît qu’elle a vendu des diamants pour nourrir et soigner Joseph à travers les barbelés d’un camp du sud, non  loin de Marseille, où il a d’abord croupi. C’est la seule histoire qui remonte par bribes inchoatives de ce trou noir. J’ai beau poser des questions quand je suis seul avec elle, Renée ne veut pas parler de Joseph. Sauf, laconiquement, pour maugréer qu’elle sort encore son manteau de vison ou sa patte de renard lors de la promenade des après-midi de dimanche comme elle faisait autrefois avant la guerre—on peut supposer, avec son mari.

Ma mère Amélie vient d’une famille de juifs pauvres des alentours de Varsovie. Elle est subjuguée par cette belle-mère française depuis des générations. Quant à mon père, Robert, il se comporte comme le fils unique de sa mère, comme s’il y avait lui et sa mère, et personne d’autre. Je me rends compte (peut-être que j’ai sept ou huit ans alors), que c’est avec Renée qu’il s’engueule et avec Renée qu’il se raccommode quand il revient vivre au 56 de la rue de Nazareth. Mais qu’il soit où non dans ses jupes, Robert n’est pas vraiment là, à vivre avec nous, bébé Nicole, ma mère Amélie et moi, et Renée, au cinquième. Il est ailleurs, dans l’atelier au deuxième étage, ou en vadrouille. Et quand il est là, il n’est pas là non plus, il pense à voyager. Il échafaude des plans sur la comète. Il n’écoute pas quand on lui parle et vous regarde avec ce beau rictus qui ne veut rien dire. Mais Robert écoute sa mère, grand-mère Renée, ça c’est sûr. Car quand Renée a dit quelque chose nous concernant, cela porte à conséquences.

Quand il est tranquille à la maison, mon père joue devant moi comme s’il était un copain de mon âge. Le dimanche vers onze heures, il commence par sortir méticuleusement ses boîtes en carton du placard de plafond dans l’étroit couloir d’entrée, puis il monte un système de trains miniatures prenant en compte la déclinaison du sol de linoléum, ici en cuvette, là inégal à cause du vieux plancher en dessous. Bientôt le convoi de plusieurs wagons couchettes donne l’impression que le couloir situé entre la salle à coucher et le séjour représente un long et ténébreux parcours. Etant donné que ni le couloir ni la chambre ne restent éclairés par esprit d’économie, et que même en plein jour il y fait sombre, ce sont pour moi des tunnels dont j’ai peur, surtout du couloir qui mène au grand lit. Assis sur mes talons, dans mes chaussons et ma robe de chambre du dimanche, je ne quitte pas la salle de séjour.

Il m’est impossible de dire s’il se rendait compte de ce qu’il faisait en montant ces trains ; s’il voulait m’exprimer quelque chose avec cette similitude, dont je devais bien avoir un soupçon grandissant, entre d’une part le fait que son propre père fut renvoyé par les trains en Pologne, et ce jouet de marque allemande dont il s’enorgueillissait. Robert ne parlait pas. Impatient de voir son œuvre achevée, il était occupé à monter les rails et à établir les bifurcations. Il ne parlait pas beaucoup en général, sauf quand il s’agissait de convaincre ma mère de le suivre dans une idée. Du placard de plafond, il descendait d’abord les lourdes locomotives aux magnifiques systèmes de roues métallisées. Aux fenêtres des wagons, il y avait des répliqua peintes en minuscule de voyageurs avec leur chapeau, leurs bagages, certains faisant le geste de l’adieu ; les préposés aux trains avec leurs uniformes d’un autre âge. Robert installait le réseau, corrigeait les erreurs de fonctionnement. Puis il montait, calibrait et réparait les passages à niveaux automatiques, le bunker de contrôle dans sa colline de plastique, les soldats, les vaches et les fausses maisons. Il avait une console avec des rangées de boutons allumés à ses pieds. Et tout en jouant, il me faisait des œillades, comme pour dire : on s’y croirait, non? Il avait ce charme silencieux. C’est une chose en faveur de mon père qu’il ne se prenait pas au sérieux. Rien n’avait d’importance à ses yeux. Rien n’existait vraiment.

Chaque fois que ma mère, non contente de se plaindre qu’ils n’ont pas de chez eux, cherche à se libérer pour de bon de la tutelle de Renée, en déménageant, par exemple, il réussit à la convaincre de rester, et que ça ne va pas si mal chez Renée. Il la cajole et elle a tellement besoin d’amour qu’elle se laisse faire. Cela pourrait être pire. Ils vivent au centre du bon vieux Paris, après tout, et sans payer de loyer. Ils sont encore jeunes, l’avenir est à eux. Mon père est un homme agréable à voir, dans la trentaine, cheveux blonds ondulés, les yeux bleus. Il porte une fine moustache pour se donner un air de Burt Lancaster. Il a des formules percutantes aux lèvres, il lui parle des gens autour d’eux—pas loin, en bas dans la rue—qui réussissent dans le prêt-à-porter. Les Sépharades qui ont repris le quartier en main gagnent des millions.  Ma mère croit en lui, elle sait comment il travaille à la machine et coupe le tissu, et ne voit pas pourquoi il ne réussirait pas autant qu’eux. A la prochaine idée. Qu’il soit seulement « lui-même, Robert !» avec son talent exceptionnel dans tout ce qui regarde à la fabrication du prêt-à-porter féminin. Sauf que mon père a deux problèmes rédhibitoires dont il ne se rend pas bien compte : il n’a pas de frère ou d’oncle qui puisse prendre en main l’aspect légal, administratif et financier d’un business où il a peut-être un énorme talent mais où il manque de sérieux. Et il n’est pas juif. C’est un outsider. Lui, le Français né d’une mère française, est étranger au quartier du Sentier en plein cœur de Paris. Les grossistes et les fabricants dans les étages, toutes les boutiques sur la rue sont aux mains des Séfarades, qui ne le regardent pas toujours d’un bon œil, lui, le titi parisien sans père, ni oncle, ni cousin. Il s’appareille donc avec des goyim, qui ne comprennent rien au prêt-à-porter et s’en vont avec la caisse en pleine saison. C’est arrivé qu’on, je veux dire Renée, se voit dans l’incapacité de payer le presseur et les finisseuses au deuxième. Je crois comprendre (par les engueulades qui ont lieu régulièrement entre Renée et ma mère) qu’il fut même un temps où—juste avant ma naissance—Robert brûla la vie par les deux bouts, de préférence sur la Côte d’Azur, mettant en danger  tout l’échafaudage de notre vie rue de Nazareth. 

Renée reste les jours de semaine au lit. De retour de l’école à la nuit tombante, je lui apporte le bouillon préparé dans la cuisine par ma mère, qui n’est pas à son goût. Renée lève le nez de son journal et se plaint amèrement des Français, des Juifs et des Arabes, du gouvernement de gauche ou de droite, des veuves dans la rue qui touchent chaque fin de mois le même chèque indexé sur  le coût de la vie qu’elle. L’air parisien est pollué dit-elle, irrespirable. Pollué par quoi, je voudrais bien savoir ? Les voitures… C’est quoi exactement la pollution, je peux bien comprendre qu’il y ait des émissions d’air nuisible, mais cela reste bien abstrait dans mon esprit encore enfant. S’il pleut, on aperçoit par la fenêtre les plaques de zinc reluisantes faire une pente qui tombe à pic sur la rue et l’asphalte entre les voitures cinq étages plus bas. Hors du zinc dardent de hautes cheminées de tuiles d’où aujourd’hui ne se dégage aucune fumée. Peut-être que je viens de lire mon livre d’Histoire, car les façades lézardées et noircies par l’âge, les vieux murs me semblent édentés par mille ans de révolutions ratées et de guerres inutiles.

Dans la salle à manger sont accrochées quelques gouaches prometteuses exécutées par mon père lorsqu’il avait quinze ans: une marine avec deux barques de pêcheurs ; un autoportrait où son rictus cherche à paraître mystérieux ; un vase de fleurs molles qui ressembleraient aux tournesols de Van Gogh qu’on voit dans tous les magazines si elles ne manquaient pas singulièrement de chaleur et de luminosité.

J’ai un souvenir précis du lit où longtemps je dormis sous l’ovale doré de Joseph au centre du mur. Dans les vastes draps propres, je m’allongeais auprès d’une femme qui avait perdu le sens des sentiments un demi-siècle auparavant. A portée de main, posée sur la cheminée, il y avait une abeille en fonte au ventre creux et pourtant, je m’émerveillais chaque fois de vérifier cela, très lourde. Je ne sais pas quand est-ce exactement que je devins conscient du trésor d’ardentes images cachées sous le lit. Dans des cartons à chaussures, des photos sensations de Paris-Match prises en 1944 et 45. De larges pages craquantes et jaunies avec des internés en rangs serrés du camp de Birkenau Auschwitz. Je prends l’habitude de les parcourir en cachette, ces photos. C’est comme si, à mon tour, je ne pouvais qu’en garder le secret, ne parler à personne de ma découverte. Ce n’est pas que les autres ne savent pas. Sauf bébé Nicole, évidemment, ils savent. Mais chacun en garde la découverte et la sensation pour soi.

Ils sont tassés sous moi quand je m’allonge. Ils sont là à me sourire, ces moins-qu’hommes. Moi bien vivant et tranquillement installé dans la propreté et le relatif confort du grand lit ; eux avec leur sourire mauvais et pourtant plus que humble, rampant sous terre, espérant mon indulgence pour la mauvaise nouvelle dont ils me demandent d’avance infiniment pardon. Oui, pardon pour la révélation de leurs corps décharnés, les inexcusables vareuses raillées, l’infamie de leurs pieds sans chaussures pataugeant dans une boue immonde. Pardon pour leurs squelettes aux joues creuses, à la peau sans âge, et leur sourire de fausse joie malade.

Joseph n’était pas l’un d’eux, il n’a pas été libéré de Birkenau Auschwitz. Renée n’utilise jamais le mot « déportation. » Son mari était un homme bon, aimable et sérieux, répond-elle quand je la presse de questions. C’était un bon père et un bon mari. Un homme exemplaire, qui se serait engagé dans l’armée dès 1939 afin de défendre son pays s’il n’avait pas eu déjà plus de quarante ans. C’est tout. Ayant surpris des conversations réservées aux adultes, je crois comprendre par ailleurs que Joseph aurait essayé de s’échapper du camp du Vernet dans le sud de la France, et puis qu’il se serait fait reprendre. On peut supposer que la douleur ressentie autour de l’échec de son mari après le moment d’espoir était trop forte pour en parler. C’est peut-être par amour pour Joseph que Renée se tait. Pour préserver sa mémoire de lui quelque part intacte malgré l’ignominie, ne pas le traiter de raté, en plus.  Ne pas ajouter au puits de souffrance où il était tombé lorsqu’en vie. Elle était donc capable d’amour, cette grand-mère. Disons qu’elle avait été capable d’aimer.

Dans mon esprit il y a toujours eu un rapport entre cette disparition prématurée de son père et le fait que mon père ne savait pas où il allait. Qu’il tournait en rond. Un matin, il en avait marre des schmates. Sauf la grand-mère, tout le monde se fourrait alors dans sa Buick décapotable couleur rose bonbon et on descendait la Nationale 7 par Lyon et Valence. Il nous installait dans la Provence de Cézanne et Matisse, sous le soleil du Midi. Bébé Nicole respirait ; ma mère était aux anges. On se réveillait parmi l’odeur du thym et du romarin, le chant des criquets, aux abords d’un de ces villages de pierres blondes qui se blottissent autour d’une église romane. Mais partir ne suffisait pas. Rouler des kilomètres ne changeait rien à la dépendance. Cinq mois plus tard, il traversait un moment difficile, la vieille appelait une fois de plus au téléphone, et nous étions de retour dans Paris. La Buick rose à l’arrêt accumulait les amendes au coin du boulevard de grisaille.

Ma mère se tait et travaille. Quand elle parle ça se retourne contre elle, donc elle se tait. Bébé Nicole dort au pied du grand lit dans un lit pliant. Robert et Amélie dorment au sixième, dans la soupente. Assise bien droite contre ses oreillers, Renée me confie son courrier officiel, et aussi ses notes de frais, ses messages, ses demandes. Je cours dans tout le quartier de ruelles et d’échoppes. On peut dire que j’ai, gravé sous la peau, le rugueux des pierres meurtries à toutes les encoignures d’immeubles vermoulus entre République et Châtelet. Renée remboursait les vendeurs de tissus sur le Boulevard Sébastopol. Elle recevait la paye des patrons du Sentier chaque fin de quinzaine pour les manteaux et les jupes fournis selon la commande par ma mère, les finisseuses et le presseur. Il est vrai que mon père dirigeait nominalement l’atelier. Je ne veux pas dire qu’il ne travaillait pas. Je me souviens d’être rentré de l’école primaire sur la rue Réaumur. C’était à six heures du soir les jours d’automne ou d’hiver. Je m’arrêtais sur le palier du deuxième, sonnais et il me laissait entrer pour le regarder travailler. Il lui arrivait comme à tout le monde de beaucoup travailler en pleine saison. Mais il souriait, comme heureux, et gardait son rictus figé sur la pipe coincée entre ses dents… le faisceau de sa lampe forte dirigée sur le tissu illuminait son profil, les volutes de fumée. Il avait les doigts blancs de craie…

Cela aura l’air d’un cliché, peut-être, mais au deuxième la poussière de tissu vous prenait immédiatement à la gorge, que ce soit celle du crêpe, du velours, nylon, coton, lin ou soie, parfois des peaux et des fourrures. En se servant d’un patron sur papier transparent qu’il avait conçu et dessiné, mon père coupait avec de grands et beaux ciseaux le tissu disposé comme un matelas soyeux sur des épaisseurs. Il savait copier avec élégance. Il travaillait pour les plus grands, Dior, Cardin, Hechter… et il lui arrivait de varier le menu, je veux dire de changer une manche raglan ou d’ajouter une épaulette, des boutons, une poche… Quand tout le monde dans la rue s’arrachait cette couleur de pantalon dans ce tissu, il fournissait dans le style voulu en y ajoutant ses fioritures et gagnait des mille et des cents… C’était un artiste, mon père, et il en avait les travers : fantasque, insatisfait, malheureux dans le succès. A peine finie la saison il n’était plus à la machine ni à couper le tissu… ni à cajoler ma mère, mais à Deauville.

Ce à quoi je réfléchissais de plus en plus au moment de dormir allongé le long de grand-mère Renée, c’était la curieuse alchimie qui faisait que durant la semaine l’argent circulait libéralement dans ses poches et il lui arrivait de payer comme il le devait ses ouvrières et son presseur—mais pas ma mère qui, elle, ne voyait pas un centime. Le Vendredi soir au dîner, où il se présentait, mon père rendait ce qui lui restait de cash à sa mère. Ils faisaient ça dans la cuisine en vitesse, derrière le plexiglas et en cachette de ma mère. Ça se comprend vu que c’est elle qui avait travaillé toute la semaine à la machine pour les coudre ces manteaux et ces tailleurs et ces jupes, treize, quatorze, quinze heures par jour au fort de la saison. Mais ils ne se cachaient pas vraiment, non plus… Ils s’en foutaient de ce qu’elle aurait pu dire. Elle aurait pu intervenir derrière le plexiglas, demander son compte. Pourquoi ne le faisait-elle pas ? C’est ça qui m’atterrait surtout chez ma mère : pourquoi est-ce qu’elle avalait ainsi toutes les couleuvres qu’on voulait qu’elle avale ?

Par contre, même si le paquet lui revenait écorné, elle n’avait pas à se plaindre, Renée. Elle n’avait pas de problèmes d’argent, elle. C’est nous qui en avions. Robert s’habillait chez Cardin et mangeait avec ses futurs associés chez Bofinger. Il dépensait et s’endettait comme si de rien n’était. Il était en permanence au bord de la banqueroute, c’était son style de vie, sa manière d’être. Or tout se passait comme si, quand il se casserait la gueule pour de bon, sa mère le renflouerait. Il savait que bientôt il marcherait de nouveau la tête haute sur le boulevard des Capucines. Mon père arborait son immunité, son manque inouï de sens des responsabilités avec cette insouciance que je lui ai beaucoup enviée.

Il est associé dans mon souvenir avec la torpeur des dimanche, le réveil tard dans le grand lit, la douche que je viens de prendre, les pantoufles à carreaux que je porte. Pour une fois, tout le monde est à la maison. C’est le dimanche qu’il y a des scènes, un peu toujours la même. De derrière le plexiglas de la cuisine, ma mère et Renée projettent des ombres qui grandissent et diminuent de manière disproportionnée, comme s’il s’agissait des gestes brusques de géantes difformes. Elles se dépêchent de finir la cuisson du poulet purée et d’assaisonner la salade. Assis sur mes fesses entre les rails, j’apprécie l’odeur de roussi qui se dégage de la cuisine, peut-être aussi la buée, car il fait bien plus chaud dans la cuisine que dans le reste de l’appartement.

Accroupi devant le poste de commande au milieu du séjour, mon père peut actionner une manette et décider que le convoi s’arrête juste devant la cuisine. Dociles aux loisirs du grand enfant, jusqu’ici Amélie et Renée ont enjambé poliment les wagons. Bébé Nicole joue au puzzle sur la table, qui n’est pas encore mise alors qu’elle devrait l’être. Je ne joue pas. Ce train n’est pas à moi. Ces gestes de monter et de démonter les rails ne seront jamais les miens. Je ne suis que convié à admirer une prouesse technologique dont les ressorts m’échappent. Est-ce à cause de ce qui est arrivé à son père qu’il ne savait pas se comporter en père, mon père ? Il ne se mettait pas à mon niveau. Il semble que personne ne lui ait appris à donner sans attendre en retour. Il ne me permettait pas de passer devant. Il jouait à ma place.

Passé midi, Renée n’y tenant plus, bébé Nicole au bord des larmes, moi le froid aux fesses et la faim au ventre, ma mère bouscule sans le vouloir un rail, pire, y laisse tomber une goutte de sauce, et une scène explose. Mon père remarque à mi voix qu’il n’est donc pas chez lui malgré ce qu’on lui fait croire. Renée répond une grossièreté et son fils rétorque posément, « pas la peine de crier comme ça, on t’entend ! » Tandis que la tempête gronde autour de lui, il désengage et remet ses locos dans les étuis. Puis il les range avec autant de précaution. 

—Parce que c’est une heure, vous croyez, pour des enfants !  Renée s’égosille devant ses fourneaux.
Le reproche ne s’adresse pas à mon père mais à Amélie, tenue par Renée responsable des égarements de son fils. D’ailleurs s’il joue comme un enfant attardé c’est qu’il se sent confiné, le pauvre, dans ces deux pièces étroites. Que ne sont-ils, eux et leurs mômes, à la terrasse d’un restaurant, un dimanche ! Renée piaffe sans avoir besoin d’articuler. Cela fait longtemps qu’elle répète les mêmes choses quand elle attaque Amélie. Elle prétend ne pas comprendre pourquoi, puisque Robert et elle gagnent de l’argent dans l’atelier, ils n’en sauvent rien pour leur couple, ils ne sortent pas ensemble, ne forment pas un couple. La jeune femme étrangère ne sait pas s’y prendre, voilà. Le fait que ma mère soit née dans la banlieue nord n’y change rien. Les Vramovitch sont des étrangers. Renée a même insinué, « vous êtes quoi, une rien du tout ! Qui sait s’il a pas honte de vous ?  Regardez comme vous êtes attifée ! » Contre de tels arguments, ma mère est sans défense. Surtout qu’elle a beau se tourner vers son mari pour qu’il intervienne, il reste coi, incapable de prendre le parti de l’une ou de l’autre. La seule présence de Renée la paralyse, ma mère. C’est vrai qu’elle n’est pas bien attifée, mal peignée et en chaussons. On dirait sa propre mère, grand-mère Vramovitch, l’émigrée polonaise qui n’avait pas appris le français, vivait en chemise de nuit et se comportait dans sa propre maison de Saint Ouen, devant ses enfants et petits-enfants, comme si ce n’était pas chez elle et qu’on la tolérait. J’ai honte pour ma mère. Les bas lui font des plis aux chevilles. Elle n’a pas cessé de se rendre utile depuis sept heures ce matin. C’est pour cela qu’elle ne dit rien et travaille, dimanche inclus, comme un cheval, pour ne plus entendre sa belle-mère.

Renée vise juste quand il s’agit de blesser, et n’hésite pas à écraser du talon sa victime prédestinée. « La prochaine fois, je ne cuisinerai pas pour vous et vos enfants mais pour les souris! » crie-t-elle en faisant trembler les bigoudis fichés dans ses cheveux teints à l’henné. « Et pas un poulet fermier dodu mais de la friture pour les rats, du gras pour les cochons ! »

C’est alors que mon père se levait en grinçant des dents, s’enfonçait dans le couloir de sortie ; puis revenait dans la salle où nous nous étions tous figés, suspendus à ses mouvements, bébé Nicole y compris. Il enfilait son pardessus et ses gants. « Je vais prendre l’air, vous m’excuserez, » disait-il caustique, et il restait debout sur place une minute de plus.
—Mais tu n’as pas même entamé ton poulet, que j’ai cuit exactement comme tu l’aimes ! Renée avait son hoquet outré des épaules. Et ma purée est froide ! 
—Mangez-vous-la, la purée ! Il souriait de ses belles dents blanches et tournait sur ses talons de chaussures en cuir souple avec son rictus, cette grimace autour de sa pipe. Puis il venait se camper devant la glace et s’y regarder de la tête aux pieds, non sans manifester une évidente satisfaction. Ma mère déboulait alors de la cuisine et serrait Nicole dans ses bras à l’étouffer. Rescapée du centre de la tourmente, le bébé se laissait aller à pleurer en beuglant de toutes ses forces.
—Que tu sois malheureux, grommelait Renée dans son dos, on comprend ça dans les conditions, excuse-moi, de merde où tu vis, mais ce n’est pas une raison pour être vulgaire, car tu t’es choisi ces conditions de merde, que je sache ! »

Il ne se retournait pas et seul un discret affaissement de la carrure indiquait qu’il encaissait le coup. Il sortait et Dieu sait quand il rentrerait. Peut-être dans deux minutes, peut-être dans une semaine. Dépitée et sans plus d’objet de hargne, Renée se rabattait sur Nicole et moi. « Regardez-moi comme elle est sale celle-là, on dirait un petit cochon ! » Et en effet, de la morve conjuguée de bave coulait de la bouche au menton et jusque sur la dentelle du corsage du dimanche de bébé Nicole.
—Et toi ? Renée me sommait de montrer mes mains, que je savais particulièrement sales étant donné la poussière que déplaçaient les trains et le fait de n’avoir pu entrer dans la cuisine de la matinée. Il y avait bien une salle de bain derrière le grand lit, mais elle était dans le noir et terrain défendu durant le jour, réservé à Renée. On y prenait seulement sa douche le dimanche matin comme je l’avais fait avant de jouer avec papa ce jour-là.
—On dirait un charbonnier ! La petite cochonne et son charbonnier !  Renée riait à se plier en deux, comme si c’était un bon mot. Elle se tournait ensuite vers ma mère et l’injuriait : 
—Qu’est-ce que vous foutez chez moi, de toute façon ? Renée pouvait être vulgaire, à l’occasion. La vieille femme passait alors par un dégradé d’états d’âme : la moquerie, la méchanceté, l’insinuation, la sévérité, l’accusation ; sans oublier d’être douce et mielleuse dans l’assurance de son pouvoir sur la plus jeune. « Vous verrez, il reviendra comme le loup des bois, la queue entre les jambes, c’est le cas de le dire ! »

Amélie serrait Nicole contre elle en naufragée, comme si elle tenait debout sur un Radeau de Méduse aussi large que ses deux pieds posés sur le sol de linoléum fraîchement lavé par ses soins. Finalement à bout, ma mère déposait le bébé et s’échappait seule en courant vers le couloir, puis on l’entendait grimper les escaliers du sixième et fermer violemment une porte derrière elle. La pire de ses souffrances, c’est qu’elle n’avait pas où aller qui soit chez elle. Dans la soupente, il n’y avait place que pour leur lit.

Nicole empoignait fourchette et couteau, se tenait bien droite, puis émettait un énorme soupir de résignation comme en font les gros bébés, puis elle faisait savoir qu’elle était prête à manger. Je disposais les couverts et les assiettes pendant que Renée inspectait le résultat avec une moue. Et je me faisais servir un morceau de l’entame bien cuite du poulet.
—Votre mère reviendra, disait Renée. Et votre papa aussi, c’est rien !  Nous étions bien d’accord que c’était très grave et à la fois pas grave du tout. Une demi-heure plus tard Amélie serait redescendue mettre de l’ordre et s’occuper du bébé. Plus tard Robert viendrait manger car il raffole du poulet purée ; et il nous conduirait tous dans sa Buick rose au Château de Chantilly voir les carpes frétiller au fond des eaux troubles du château.

Et puis un jour Amélie s’acharnera et réussira son coup, et grâce à moi d’une drôle de façon, grâce au fait que ma colonne vertébrale accusait le coup et se voyait gondolée, incapable de grandir bien droite sur la radiographie du docteur, qui prescrira d’urgence le vent du large, ou, à défaut, de changer d’air. On m’enverra dans des colonies de vacances à la campagne et dans des cures balnéaires qui dureront six mois. Mais comme rien n’y fera, finalement mon père, ma mère, ma sœur et moi, nous nous séparerons de grand-mère Renée. Nous nous installerons en Normandie. Mais cela ne voudra pas dire que l’influence de la vieille femme assise bien droite à plus de deux cents kilomètres de là dans son grand lit de merisier sombre ne se fasse plus sentir.

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